mardi 2 décembre 2014

Lucy n'est pas notre ancêtre commun

Entretien avec Yves Coppens : «En finir avec Lucy».
Elle n'est ni la plus vieille femme du monde, ni notre ancêtre direct. Le paléontologue, codécouvreur de l'australopithèque africaine en 1974, règle aujourd'hui son compte au mythe Lucy et décrypte le succès mondial de ce petit bout de femme de 1,10 mètre.
Quarante ans de paléontologie derrière lui avec un terrain de prédilection ­ l'Afrique de l'Est ­ et une maison prestigieuse pour l'abriter ­ le Collège de France ­Yves Coppens, codécouvreur de Lucy, règle aujourd'hui ses comptes avec sa petite australopithèque de 3 millions d'années. Surgie dans le désert de l'Afar en Ethiopie en 1974, appelée ainsi à cause de la chanson des Beatles Lucy in the Sky with Diamonds que les membres de l'expédition écoutaient, Lucy allait devenir une vedette dans le monde entier. Elle fut identifiée comme Australopithecus afarensis; australopithèque car elle fait partie de ces «préhommes» dont on ne sait pas encore lequel est notre ancêtre direct. Afarensis à cause de la région de l'Afar. A l'occasion de la sortie de son dernier livre le Genou de Lucy (1), le plus médiatique des paléontologues, inventeur et défenseur de l'East Side Story qui fixe le berceau de nos origines en Afrique, à l'est de la Rift Valley (2), prend des distances avec son héroïne. Certes, c'est grâce à son genou qu'Yves Coppens et son équipe ont compris que les préhumains pouvaient être à la fois bipèdes et grimpeurs. Mais non, elle n'est pas la plus vieille, «dès qu'on découvre plus vieux que Lucy, je reçois du courrier: ça y est, elle est battue. Mais elle a toujours été battue». Non, elle n'est pas notre grand-mère, comme le soutiennent les Américains. Par-delà ces points qu'il défend depuis un bon moment, Coppens analyse «l'effet» Lucy en dressant un catalogue des chansons, nouvelles, films écrits en son honneur: «L'effet Lucy m'a dépassé quand il s'est développé en fiction, en dessins, bande dessinée, etc., reconnaît-il. Il n'était pas question de suivre, c'était débridé, Lucy me trompait avec tous les poètes de la terre.» Depuis dix ans, il a accumulé les éléments d'un dossier Lucy, symbole de toute cette histoire. La mise au point tombe à pic au moment où, en Afrique du Sud, un magnifique squelette d'australopithèque, plus vieux et plus complet, est en train d'être dégagé. Il pourrait bien voler la vedette à Lucy d'ici peu. Revue de détail par l'auteur.
Une grande fille «Lucy n'est pas et n'a jamais été comme l'ont trop claironné les médias, la "plus vieille femme du monde, mais le squelette le moins incomplet d'une préhumaine parmi les plus anciennes. Ce livre est une certaine manière d'en finir avec Lucy. C'est un peu méchant, mais Lucy a été "lancée avec suffisamment de vigueur et d'élan pour avoir atteint son autonomie et pour être aujourd'hui tout à fait indépendante. Et j'ai envie de prendre des distances avec tout ça. Elle est installée dans ce rôle de maman de l'humanité et ça lui va bien mais je ne crois pas du tout qu'elle soit une vraie ancêtre de l'homme. J'avais envie d'écrire un ouvrage de science et d'humeur, d'autant plus que les collègues m'agacent, cela va de soi: ils ne disent pas tout à fait les mêmes choses que moi et au fond, j'ai voulu marquer mon territoire, en expliquant des choses en partie nouvelles.»
Effet de mode «Son nom, Lucy, a beaucoup joué dans sa célébrité. Mais aussi le fait que ce soit une forme ancestrale, petite, un sujet féminin. Il y avait beaucoup d'australopithèques connus, mais c'était la première fois que l'on trouvait 52 ossements ou fragments d'ossements d'un même individu qui permettaient de tout replacer dans un seul personnage et d'étudier les articulations, notamment la manière dont l'articulation du genou s'accordait avec celle du coude, c'était un ensemble. Quand elle a été reconstituée par deux Suisses qui se sont pris en photo à côté d'elle, ça a beaucoup frappé les esprits parce que 1,10 mètre, ce n'est pas haut. Tout ça était attendrissant, inquiétant, émouvant. Mais il y avait déjà depuis longtemps un intérêt public, presque de mode, pour l'ancienneté de l'homme peut-être dû à une certaine désaffection religieuse ou plutôt une désaffection des croyances de charbonnier. Si les mythes et les religions ne répondent plus aux questions ­ qui est-on, d'où vient-on et où va-t-on?­ il fallait que quelqu'un d'autre y réponde. Et les malheureux scientifiques pas du tout préparés, se sont trouvés projetés dans la peau de prêtres. Je grossis le trait bien sûr. Aujourd'hui, cette origine animale de l'homme rassure. C'est amusant, je raconte toujours que ma grand-mère disait: "Si toi tu descends du singe, moi sûrement pas. C'est une sacrée évolution: cette génération a franchi le pas: elle n'est pas exceptionnelle dans l'histoire de l'univers et donc elle se raccroche à l'histoire de la terre, des étoiles, de la matière.»
Les Américains «Lucy est partie comme une fusée. L'Amérique a joué un rôle important et notamment National Geographic. Le vieux Louis Leakey (paléontologue britannique, "maître de Coppens) avait accepté de raconter régulièrement dans cette revue l'histoire de ses prospections, de sa recherche. Et la revue a été fidèle à cette tradition. Dans les années 60, la vieille Europe n'était pas encore mûre pour médiatiser la paléontologie. Les savants interrogés étaient réticents, gênés vis-à-vis des pairs, ils freinaient. Lorsque j'ai donné ma première conférence de presse en 1963, la critique était sourde et un grand patron de la géologie a dit: "Il se prend pour de Gaulle, il donne une conférence de presse. Mais j'ai choisi d'y aller: quand la presse m'appelle je suis là et du coup tout m'arrive.»
Une autre voie «Entre 1974 et 1978, année où on a publié son baptême Australopithecus afarensis, j'ai marché avec les Américains. On considérait sa filiation comme allant directement à l'homme. Mais je n'étais pas très convaincu: Lucy me paraissait suffisamment différente de l'homme pour représenter une autre voie qui n'était pas la nôtre. D'autant plus que les premiers hommes que je mets à 3 millions d'années sont quasiment contemporains de Lucy dans deux modes de vie bien différents. L'un est debout, ne grimpe plus et chasse; l'autre marche, grimpe, mange des fruits, des légumes et un peu de gibier. Avant 1983, pour la démarquer, j'avais appelé Lucy "pré-australopithecus, mais je ne suis pas sûr que ce soit un genre à part. J'ai été suivi par quelques collègues. Don Johanson (l'un des codécouvreurs, américain) pense désormais que Lucy marchait et grimpait alors que pendant longtemps, il a défendu l'idée qu'elle ne grimpait pas et il aimerait que Lucy soit l'ancêtre de l'homme.»
Complexe et syndrome «Lucy a prêté son nom à beaucoup de choses, notamment à un complexe et à un syndrome. Un professeur de psychologie clinique et pathologique de l'université de Reims m'a écrit en 1992: "Il existe un transfert phylogénique qui nous renvoie à chaque naissance au monde originaire des tout premiers hominidés. Selon lui, chacun de nous dans son enfance passe par une étape où il n'est conscient ni du passé ni du futur et ceci jusqu'à 3 ans. On peut retrouver ce passage chez des adultes malades, chez certains schizophrènes désorientés dans l'espace et le temps qui ressentiraient une espèce de rappel de ce que pouvait ressentir le préhumain de ces années-là, de 3 millions d'années. Un prof de la fac de médecine de Bobigny a quant à lui décrit le syndrome de Lucy. On est debout sur nos pattes de derrière et on s'est redressé très vite, trop vite disent les médecins du sport, au point que l'on a les muscles des cuisses trop courts. Du coup, lorsque l'on fait un sprint, on est presque obligé de se mettre à 4 pattes pour replacer le muscle ischio-jambien en position de quadrupédie. Moyennant quoi, on peut démarrer vite. Le malheureux footballeur est appelé à se mettre en position anormale pour courir très vite un temps très court, ce qui entraîne souvent chez lui des problèmes de claquage notamment.»
Etait-elle un homme?
«Un chercheur de Zurich a défendu la thèse que Lucy était un homme. Pour des raisons anatomiques, avec les personnes de mon équipe, nous sommes presque sûrs que le bassin de Lucy ne peut être masculin. Mais nous ne disposons, parmi tous les restes d'australopithèques retrouvés, que de deux bassins totalement reconstituables: l'un est celui de Lucy, l'autre a été trouvé en Afrique du Sud. Ces deux bassins se ressemblent beaucoup et ça peut vouloir dire qu'il s'agit deux bassins féminins. Mais nous ne connaissons pas le bassin masculin. Scientifiquement, on est obligé de poser la question: va-t-on trouver des bassins masculins différents? Ou bien tous les bassins d'australopithèques ressemblent-ils à des bassins de femelles d'aujourd'hui?»
Le milieu «Le rôle du milieu me semble prépondérant. Au point que je me demande s'il n'intervient pas sur les gènes: il finirait par orienter le modelage des êtres, leur adaptation qui me paraît toujours bien réussie. Dans le terrain sud-éthiopien que j'ai fouillé pendant dix ans, une centaine d'espèces se sont transformées dans le sens du milieu qui devenait plus aride: cinq lignées de cochons, indépendamment les unes des autres, ont développé les tubercules de leurs molaires, plusieurs lignées d'éléphants ont augmenté le fût de leurs molaires, tout ça parce que quand on mange des feuilles, on use moins ses dents que quand on mange de l'herbe. Les chevaux ont vu se développer leur "digitigradie, c'est-à-dire que courant sur un seul doigt, ils se sont mis à courir plus vite, un certain nombre d'espèces d'antilopes aussi parce que dans un terrain plus découvert, on est plus vulnérable. Il n'y avait plus d'arbre: les rongeurs arboricoles sont devenus des rongeurs fouisseurs. Un des australopithèques, sans doute Lucy, a développé une denture lui permettant de manger des graines et des fruits durs auxquels elle n'avait pas accès avant. Une autre espèce d'australopithèque a donné naissance à l'homme, c'est-à-dire à un personnage qui utilisait la réflexion ­ on peut déjà le dire ­ et qui s'en tirait en mangeant des végétaux et de la viande: une alimentation omnivore.»
Le concurrent: «Australopithecus anamensis»
«C'est un peu celui qu'on attendait. Découvert au Kenya, il a 4 millions d'années. Et je pense que l'on en a trouvé des traces à côté de Lucy dans l'Afar. Dans le matériel recueilli là-bas, il y a un coude archaïque, celui qui correspond à l'espèce de Lucy et un coude très moderne, on dirait un bonhomme actuel, puis deux types de genou, une forme ancienne et une forme moderne, même chose pour une vertèbre. Meave Leakey, paléontologue, a publié en 1995 son article sur Australopithecus anamensis (3) de Kanapoï, à 145 kilomètres du lac Turkana, au Kenya et je pense qu'il s'agit du même australopithèque que celui de l'Afar. Il était exclusivement bipède, il y a 4 millions d'années, c'est sûrement le plus proche de l'homme. Quand on se pose la question: Quel australopithèque pour quel homme? On a sans doute la réponse pour la première partie, aujourd'hui c'est, je pense anamensis. Cela dit, les choses vont encore évoluer, certaines de mes déclarations vont être amendées voire rectifiées mais je vous garantis qu'en l'état actuel des connaissances, je propose un scénario cohérent, ce qui ne veut pas dire juste.».
(1) Le Genou de Lucy, Odile Jacob, 1999, 250 pp., 139 F.
(2)La Rift Valley est un fossé d'effondrement qui coupe l'Afrique du nord au sud dans sa partie équatoriale. Selon Yves Coppens, cette coupure divisa nos ancêtre, ceux de l'ouest vécurent dans les forêts et engendrèrent les chimpanzés. Ceux de l'est, en savane, s'humanisèrent jusqu'à l'homme.
(3) Anamensis du mot Turkana anam qui signifie lac.
BRIET Sylvie

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